Génie du christianisme (1802)
Partie III, livre i, ch. 8
Chapitre VIII - Des Eglises gothiques
Chaque chose doit être mise en son lieu, vérité triviale à force d'être
répétée, mais sans laquelle, après tout, il ne peut y avoir rien de parfait.
Les Grecs n'auraient pas plus aimé un temple égyptien à Athènes que les
Egyptiens un temple grec à Memphis. Ces deux monuments changés de
place auraient perdu leur principale beauté, c'est-à-dire leurs rapports
avec les institutions et les habitudes des peuples. Cette réflexion
s'applique pour nous aux anciens monuments du christianisme. Il est
même curieux de remarquer que dans ce siècle incrédule les poètes et
les romanciers, par un retour naturel vers les moeurs de nos aïeux, se
plaisent à introduire dans leurs fictions des souterrains, des fantômes,
des châteaux, des temples gothiques : tant ont de charmes les souvenirs
qui se lient à la religion et à l'histoire de la patrie ! Les nations ne jettent
pas à l'écart leurs antiques moeurs comme on se dépouille d'un vieil
habit. On leur en peut arracher quelques parties, mais il en reste des
lambeaux, qui forment avec les nouveaux vêtements une effroyable
bigarrure.
On aura beau bâtir des temples grecs bien élégants, bien éclairés, pour
rassembler le bon peuple de saint Louis et lui faire adorer un Dieu
métaphysique, il regrettera toujours ces Notre-Dame de Reims et de
Paris, ces basiliques toutes moussues, toutes remplies des générations
des décédés et des âmes de ses pères ; il regrettera toujours la tombe
de quelques messieurs de Montmorency, sur laquelle il soulait se mettre
à genoux durant la messe, sans oublier les sacrées fontaines où il fut
porté à sa naissance. C'est que tout cela est essentiellement lié à nos
moeurs ; c'est qu'un monument n'est vénérable qu'autant qu'une longue
histoire du passé est pour ainsi dire empreinte sous ses voûtes toutes
noires de siècles. Voilà pourquoi il n'y a rien de merveilleux dans un
temple qu'on a vu bâtir et dont les échos et les dômes se sont formés
sous nos yeux. Dieu est la loi éternelle ; son origine et tout ce qui tient à
son culte doit se perdre dans la nuit des temps.
On ne pouvait entrer dans une église gothique sans éprouver une sorte
de frissonnement et un sentiment vague de la Divinité. On se trouvait tout
à coup reporté à ces temps où les cénobites, après avoir médité dans les
bois de leurs monastères se venaient prosterner à l'autel et chanter les
louanges du Seigneur dans le calme et le silence de la nuit. L'ancienne
France semblait revivre : on croyait voir ces costumes singuliers, ce
peuple si différent de ce qu'il est aujourd'hui ; on se rappelait et les
révolutions de ce peuple, et ses travaux et ses arts. Plus ces temps
étaient éloignés de nous, plus ils nous paraissaient magiques, plus ils nous
remplissaient de ces pensées qui finissent toujours par une réflexion sur
le néant de l'homme et la rapidité de la vie.
L'ordre gothique, au milieu de ces proportions barbares, a toutefois une
beauté qui lui est particulière [On pense qu'il nous vient des Arabes, ainsi que la sculpture du
même style. Son affinité avec les monuments de l'Egypte nous porterait plutôt à croire qu'il nous a été
transmis par les premiers chrétiens d'Orient, mais nous aimons mieux encore rapporter son origine à la
nature.(N.d.A.)].
Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont
pris dans les forêts la première idée de l'architecture. Cet art a donc dû
varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l'élégante colonne
corinthienne avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier
[Vitruve raconte autrement l'invention du chapiteau, mais cela ne détruit pas ce principe général, que
l'architecture est née dans les bois. On peut seulement s'étonner qu'on n'ait pas, d'après la variété des arbres,
mis plus de variété dans la colonne. Nous concevons, par exemple, une colonne qu'on pourrait appeler
palmiste, et qui serait la représentation naturelle du palmier. Un orbe de feuilles un peu recourbées et
sculptées au haut d'un léger fût de marbre ferait, ce nous semble, un effet charmant dans un
portique.(N.d.A.)]. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le
sycomore, le figuier oriental, le bananier et la plupart des arbres
gigantesques de l'Afrique et de l'Asie.
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos
pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces
voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs et
finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes,
les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les
portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l'église
gothique, tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la
divinité. Les deux tours hautaines plantées à l'entrée de l'édifice
surmontent les ormes et les ifs du cimetière et font un effet pittoresque
sur l'azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine leurs têtes jumelles ;
tantôt elles paraissent couronnées d'un chapiteau de nuages ou grossies
dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s'y
méprendre et les adopter pour les arbres de leurs forêts : des corneilles
voltigent autour de leurs faîtes et se perchent sur leurs galeries. Mais tout
à coup des rumeurs confuses s'échappent de la cime de ces tours et en
chassent les oiseaux effrayés. L'architecte chrétien, non content de bâtir
des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures, et au moyen
de l'orgue et du bronze suspendu il a attaché au temple gothique jusqu'au
bruit des vents et des tonnerres, qui roulent dans la profondeur des bois.
Les siècles, évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix
du sein des pierres et soupirent dans la vaste basilique : le sanctuaire
mugit comme l'antre de l'ancienne Sibylle, et tandis que l'airain se
balance avec fracas sur votre tête, les souterrains voûtés de la mort se
taisent profondément sous vos pieds.