Monde

Xavier Sala-i-Martin, professeur d'économie à New York:
«Le monde a les yeux tournes vers Lula»

mercredi 01 janvier 2003

eux mois après son élection à la présidence du Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva, l'ancien métallo syndicaliste, leader historique du Parti des travailleurs, prend ses fonctions aujourd'hui à Brasilia (lire ci-dessous). Xavier Sala-i-Martin, professeur d'économie à la Columbia University de New York, analyse les espoirs que suscite cette élection au Brésil et dans toute l'Amérique latine.

Que pensez-vous de la nouvelle équipe de Lula qui va être investie aujourd'hui ?

Lula a voulu démontrer que derrière le candidat modéré qu'il était ne se cachait plus le démagogue qui a perdu les trois précédentes élections. Il a nommé des gens prestigieux du monde économique et des entreprises. Ce qui devrait calmer les esprits de ceux qui avaient parié prématurément sur son échec. Le ministre des Finances, Antonio Palocci, malgré son passé radical, est un homme modéré, il l'a démontré durant la période de transition (entre l'élection, le 27 octobre et l'investiture aujourd'hui, ndlr). Luiz Fernando Furlan, le nouveau ministre du Développement et de l'Industrie, est un chef d'entreprise reconnu en Amérique et en Europe. Et le fait qu'Henrique Meirelles, le président de la Banque centrale, vienne du parti de l'ex-président Cardoso démontre la volonté de Lula d'arriver à un grand pacte national pour sortir de la crise de la dette. La nouvelle équipe conduit à l'optimisme. C'est très important qu'un parti de gauche arrive à bien gouverner en Amérique latine, où il ne peut y avoir de démocratie si, à chaque fois que la gauche l'emporte, ça se termine par un coup d'Etat ou une débauche populiste comme celle que vit le Venezuela. Le monde entier va avoir les yeux tournés vers le Brésil, il faut que tout aille bien, pour le bien du Brésil et celui du continent.

L'arrivée de Lula da Silva signifie-t-elle un virage économique total ?

L'économie brésilienne est encore une économie fermée, et je crois sincèrement que Lula va continuer sur la voie d'une plus grande libéralisation. Dans de nombreux pays, cette libéralisation n'a pu être menée à bien que par des partis de gauche, parce que, quand la droite s'engage dans ces réformes, la gauche convoque immédiatement des grèves générales... Regardez le cas de l'Espagne : les grandes réformes libérales datent du socialiste Felipe Gonzalez et de ses ministres de l'Economie. Le nouveau gouvernement Lula a la possibilité de faire la même chose pour conduire définitivement le Brésil sur la voie de la modernité et de la richesse. En même temps, il devra continuer à chercher l'appui des travailleurs et des classes populaires en améliorant la redistribution des richesses, même s'il doit faire comprendre à son électorat que cela ne se fera pas à court terme.

Quels vont être les grands défis économiques et sociaux du nouveau gouvernement ?

A court terme, le défi immédiat est de faire face à une dette qui dépasse 60 % du PIB brésilien. Un chiffre guère élevé pour un pays européen par exemple, mais très lourd pour un pays où les recettes fiscales sont faibles et qui a une économie encore fermée. Ne pas payer la dette aurait des conséquences gravissimes, parce que les créanciers ne sont pas les banques étrangères mais des banques, des investisseurs et des fonds de pensions brésiliens. Une cessation de paiement provoquerait donc une faillite du système financier. Et, comme ce fut le cas en Argentine, les pires conséquences seraient pour les pauvres. Pour calmer les esprits, la communauté financière internationale devrait montrer qu'elle appuie fermement le gouvernement avec des crédits pouvant atteindre 20 % du PIB, comme pour la Turquie ou l'Uruguay. Le problème, c'est que 20 % du PIB, pour le Brésil, ça représente 120 milliards de dollars, et je ne crois pas que le FMI soit prêt à donner cette somme. Mais un crédit trop peu élevé ne ferait que reporter la crise de quelques semaines, comme ce fut le cas, encore une fois, pour l'Argentine.

A moyen terme, le défi est de combiner le paiement de cette dette monumentale avec les promesses sociales de la campagne électorale. Lula devra expliquer pourquoi les promesses ne sont pas tenues... ou tardent à être tenues.

A long terme, le Brésil doit retrouver le chemin d'une croissance de 4 à 6 % du PIB, la seule façon d'éradiquer la pauvreté.

Doit-on s'attendre à des tensions entre le Brésil et les Etats-Unis ?

C'est possible. Le Brésil et tous les pays pauvres se plaignent avec raison que les pays riches, l'Europe en tête, et les Etats-Unis tout de suite derrière, pratiquent une énorme hypocrisie en prêchant pour la liberté des marchés, tout en accordant des subventions obscènes à leurs produits agricoles, subventions qui étouffent les producteurs des pays moins riches, comme le Brésil. La zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) serait un progrès, mais, si le Brésil ne peut pas convaincre les Etats-Unis qu'ils abandonnent leur politique agricole, alors il faudra jouer la carte du libre-échange entre les pays d'Amérique latine, plus de 400 millions de consommateurs.

 

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