Dieulafoy, Jane, La Perse la Chaldée et la Susiane

(Paris :  Hachette,  1887.)

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550                            LA PERSE,  LA CHALDEE ET LA SUSIANE.

(( Les soutes sont à peu près vides. Je ne puis partir sans charbon, fit observer l'officier
au pacha placé à la tête de la compagnie.

—  A ce compte, nous n'avons plus besoin de vos services. Marcher en brûlant du charbon,
la belle malice !

—  Le mot (( impossible » n'est pas français », réphqua M. Dominici en passant la main
dans l'ouverture de son gilet.

Et voilà le Mossoul qui largue ses amarres et vogue fièrement sur le Tigre. Au bout de
deux jours il ne restait plus un atome de houille : mais le chargement du navire était composé
de sésame.

« En avant le sésame, jetez le grain au feu », commande le capitaine. La machine ronfle
de plus belle, et au bout de huit jours le Mossoul arrive triomphalement à Ragdad, après
avoir réduit en fumée une cargaison estimée plus de trente mille francs. Le capitaine payait
de sa place l'honneur d'avoir paraphrasé les paroles de son empereur et d'avoir rétabli sur le
Tigre le prestige du nom français, tandis que le directeur de la compagnie — vertu, tu n'es
qu'un mot — bénéficiait de cette singulière aventure. Le pacha, ayant déclaré qu'après une
expérience aussi décisive on ne pouvait éviter de solder la fourniture de charbon, proposa au
gouvernement d'attribuer au créancier, faute de numéraire, huit cents chameaux provenant
d'une razzia faite sur une tribu insurgée. Le fournisseur s'est montré bon prince et, enchanté
de recevoir en nature une valeur à peu près double de la somme qui lui était due, a repassé
au pacha deux ou trois cents bêtes avariées.

« Toute l'affaire était préparée et concertée d'avance, assure avec une douce philosophie
la victime expiatoire : sic vos non vobis; j'ai été à la peine et ils ont passé à la caisse; j'ai
semé du sésame et ils ont récolté des chameaux. »

Outre M. Dominici, nous avons à bord un fils d'Albion, récemment arrivé des Indes.
Embarqué à bord du Mossoul, parce que les bateaux turcs ont la réputation d'atterrir
beaucoup plus souvent que les paquebots anglais, il espère avoir de nombreuses occasions
de satisfaire sa passion pour la chasse en se faisant débarquer à chaque échouage.

Parties de chasse, échouages! allons-nous par hasard recommencer l'expédition du Karoun?

(( Commandant Dominici, dites-moi la vérité : combien de jours dure le voyage de Rassorah
à Ragdad? ai-je demandé avec inquiétude.

—  Les eaux sont hautes en ce moment, m'a répondu le héros du sésame, et nous avons
d'autant moins à redouter de sérieux atterrissements, que le Mossoul, grâce à mes soins, est
bien approprié à la navigation du Tigre. Dans huit ou dix jours au plus, nous pouvons être
rendus à Ragdad, mais il ne faut jurer de rien : j'ai navigué bien des années sur ce fleuve
capricieux et je n'ai jamais trouvé deux fois de suite le chenal à la même place. Les courants
très rapides déplacent des bancs de sable et les entraînent en des points où se rencontraient
huit jours auparavant des eaux profondes. Le plus souvent on est obligé de naviguer la sonde
à la main. C'est en été surtout, quand les eaux sont basses, que le service devient pénible! Les
journées se passent à échouer, à renflouer le navire et à échouer encore. Dès que le bateau
a touché sur un banc de sable ou de vase nouvellement apporté et qu'il ne peut se dégager
en faisant vapeur arrière, le capitaine doit, sans hésitation, donner l'ordre de décharger la
cargaison et de la transporter sur la rive avec les chaloupes. Parfois même on est obligé de
vider les chaudières et les soutes. Quand l'opération n'est pas exécutée avec décision, le bateau
s'enfonce peu à peu dans la vase et y demeure à demi enseveli jusqu'à ce qu'un remorqueur
le tire de cette fâcheuse situation. Aussi bien matelots et passagers, connaissant les difficulté?
très grandes de la navigation du Tigre, n'hésitent-fls jamais à se mettre à l'œuvre. Hommes,
femmes, enfants, tous, dans la mesure de leurs moyens, aident au déchargement. Le navire
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